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TEXTE DE Julie Crenn

Intra-muros / Extra-muros

Sophie Hasslauer questionne l’objet : sa forme, sa fonction et le rapport que nous entretenons avec lui au quotidien. Elle le déplace pour agir dans un glissement à la fois matériel et sémantique. À la Galerie Toutouchic, elle présente deux environnements. L’un, à l’intérieur de la galerie, l’autre dans l’église des Trinitaires. Le visiteur doit ainsi cheminer un étrange chantier mis en œuvre par l’artiste. À l’intérieur de l’église se joue une scène fantomatique, une construction y est en cours : un bâtiment dans le bâtiment ? Lorsque nous nous approchons nous comprenons que les tuyaux de canalisation, les regards et les palettes de parpaings sont totalement réalisées en morceaux de sucre blanc. Après avoir fabriqué un premier parpaing en latex en 2009 (Unité de Mesure), Sophie Hasslauer a souhaité aller plus loin dans son désir de déconstruction de l’objet et de l’idée de l’objet. Elle fabrique alors un premier parpaing à partir de centaines de morceaux de sucre, méticuleusement imbriquées et collées. Rapidement, les parpaings se multiplient, ils s’entassent sur des palettes ou forment des murs en sucre. L’artiste les construit en se contraignant à une gestuelle laborieuse et extrêmement douloureuse. Un parpaing lui demande huit heures d’efforts et de concentration. Alors, elle instaure des journées de travail, à l’image d’un ouvrier dans une usine où la production s’effectue à la chaîne : répétition des gestes, respect des normes, d’un gabarit précis, coupes, découpes, collages. Au processus industriel, elle répond par un retour au travail à la main, fastidieux, pointilleux et astreignant. Ses éléments de constructions sont à rebours de nos sociétés en quête de surproduction, de low-cost et de profits immédiats. La valeur du parpaing en morceaux de sucre diffère alors de celui en béton produit de manière sérielle et indifférenciée. Il prend un nouveau visage, celui de son façonnage hors du commun et celui de son matériau insolite. Petit à petit, elle érige des murs absurdes qui se révèlent être des images de murs. Elle dit : « Le mur n’existe pas s’il n’a pas de fonction ». Nous sommes donc confrontés à l’image d’un chantier, une utopie sucrée où la perception des objets est déjouée et manipulée.

Le parpaing est un objet qui nous est à la fois familier et inconnu. Il sert à la construction des bâtiments dans lesquels nous vivons et nous travaillons. Pourtant, il est caché, recouvert, il existe ainsi dans une indifférence collective. Sophie Hasslauer a choisi de travailler cet objet omniprésent et invisible, et de l’associer avec un produit alimentaire de base, le sucre. Le solide dialogue avec la précarité, l’éphémère. Car les murs en sucre sont emprunts d’une fragilité troublante. Prière de ne pas toucher. Les parpaings et autres éléments de la construction sont révélés de manière inattendue. Dans la galerie, ils sont présentés en tant qu’objets à part entière. Le visiteur passe du gros-œuvre à l’œuvre. Disposés sur des socles, les briques et les chaînages en sucre sont décontextualisés, déconstruits et réinterprétés. Parce qu’il est dissocié et parce qu’il est une traduction de lui-même, l’objet perd sa fonction et doit être considéré pour sa forme, minimale, épurée et radicale. Voilà tout l’enjeu de la démarche de Sophie Hasslauer : déréaliser le monde réel et réenchanter l’objet. Elle nous invite à revenir vers une essence, matérielle, gestuelle et conceptuelle, qui, dans nos quotidiens normés, semble nous échapper.

Julie Crenn